Prix public : 19,50 €
« Ce n'est pas sans un réel embarras que j'aborde la réalisation d'un projet, depuis longtemps caressé, d'offrir au public un petit recueil des Chants populaires de notre province. L'exécution satisfaisante d'une pareille entreprise demanderait de longues années de recherches, une érudition consommée, des relations nombreuses, l'entassement de matériaux considérables, toute une bibliothèque spéciale. Ces conditions préalables de réussite me faisant défaut, il ne me reste à choisir qu'entre une inaction découragée ou un essai au moyen de tâtonnements. C'est à ce dernier parti que je m'arrête, ne fût-ce que pour me débarrasser des obsessions intimes qui me sollicitent. Sans autre boussole que mon bon vouloir, au milieu des broussailles encore vierges de notre littérature populaire, je pars à l'aventure, espérant que si je n'arrive pas au but de pied ferme, on me saura peut-être gré d'avoir ouvert quelques tranchées et planté quelques jalons. À défaut d'autre mérite, j'aurai du moins celui d'indiquer ce qu'il faudrait faire. L'urgence et la nouveauté d'une pareille entreprise ne lui constituent cependant pas, dans notre pays, une priorité absolue. Bien d'autres avant moi ont fait ce qu'ils ont pu, dans des directions diverses, et mon premier soin sera de rendre hommage à leurs efforts en en faisant mon profit. Si j'ai, chez nous-mêmes, des devanciers, combien plus multipliés encore sont ceux du dehors ! Quelle est maintenant la province de France qui, de plus ou moins fraîche date, ne possède la collection de ses richesses indigènes ? Ce beau zèle, aussi bien, n'est déjà plus seulement provincial ou national. Tous les peuples européens avaient accompli depuis longtemps leur besogne en ce sens, et presque toujours par l'intervention de leurs plus grands écrivains, quand nous nous sommes enfin avisés qu'il pouvait bien y avoir quelque chose à faire. Malgré nos prétentions au titre d'initiateurs de l'humanité, nous avons assez l'usage, en France, d'être en arrière de vingt ou trente ans sur les évolutions intellectuelles des autres peuples. Le romantisme portait déjà barbe grise en Angleterre et en Allemagne, que ses adversaires songeaient encore, chez nous, à lui donner le fouet comme à un polisson mal appris. Aujourd'hui, même procédé à l'égard du réalisme. Dire de quelqu'un : — C'est un réaliste ! est, dans l'esprit de certaines gens, la plus redoutable injure que l'on puisse adresser à un artiste ou à un écrivain. Si notre public n'était un des plus illettrés de l'Europe, on nous ferait grâce de pareilles balourdises. Allez donc voir ce qui se passe en Russie, en Angleterre, en Hollande, en Allemagne, partout ; et vous comprendrez combien ils ont de glorieux complices au dehors, ceux de nos artistes qui s'appliquent si intrépidement à l'interprétation de la vie moderne. Je ne défends pas ici des œuvres, mais un principe, lequel, fort de son universalité, a droit à une discussion plus loyale. Voilà plus de cinquante ans que Goethe a résumé la vraie doctrine moderne en deux vers que je traduis ainsi : Taillez résolument en pleine vie humaine, C'est notre vie à tous... et l'on s'en doute à peine. Même lambinerie à l'égard de la poésie populaire, et l'on devait s'y attendre. Comment pourraient se décider à venir boire humblement à cette fontaine de Jouvence les professeurs de beau langage, les chevaliers du style, les apôtres patentés du bon goût et autres creuses sonorités ? Aborder notre littérature populaire, c'est remonter à nos origines authentiques, c'est retrouver le courant de nos affinités naturelles, c'est rentrer en possession de notre liberté et de notre spontanéité, seules génératrices de productions durables. Les grands écrivains et les grands artistes ne sont-ils pas toujours les corps-francs intellectuels de leur siècle ? Eux exceptés, que reste-t-il ? Des professeurs qui enfantent des professeurs, lesquels ne produisent jamais non plus que des professeurs. L'art ne s'enseigne pas. N'étant que l'exhibition imagée des sentiments personnels inspirés à un homme par le frottement de la vie qui l'entoure, comment l'art pourrait-il s'enseigner ? Art est synonyme de façon, manière, manière personnelle et spontanée. Un enseignement quelconque tournant forcément dans un cercle d'idées aussi rebattu que le sol d'un manège, comment, en art, cela aboutirait-il à autre chose qu'à des pastiches ? La protestation la plus inexorable contre les professeurs et les pastiches, c'est l'art populaire. Celui-là, du moins, a pour lui de ne parler que quand il a quelque chose à dire et de dire carrément ce qu'il pense. Fatalement, le présent résume toujours le passé et le présuppose. La tradition, quoi qu'on en dise, n'a donc pas d'adeptes plus respectueux et plus logiques que ceux qui, au lieu de la prendre à contrepoil, s'appliquent à l'allonger autant qu'ils peuvent. Singulière prétention que celle qui, au nom du respect que nous devons à nos pères, nous contesterait le droit de faire des enfants. Supposez au feu toutes les bibliothèques et tous les musées ; supposez même tout leur contenu effacé de la mémoire du genre humain. Vous figurez-vous que, pour autant, l'humanité serait désormais privée d'art et de littérature ? Il n'y a pas de risque ; seulement, les artistes seraient bien obligés alors d'en revenir aux procédés de l'art populaire, c'est-à-dire à l'inspiration primesautière qui fait déjà la grandeur de tous les grands écrivains. Tous les mots, tous les passages, tous les types célèbres de Shakespeare, de Cervantès, de Molière, de Corneille, de La Fontaine, ces brusqueries sublimes qu'on appelle le cri de la bête, c'est-à-dire le cri de la nature humaine saisie à l'improviste, et qui nous font tout à coup sourire ou pleurer avec tant de ravissement, où ces grands maîtres les ont-ils trouvés ? Est-ce dans la manie de remâcher sans cesse le passé ? Non pas. C'est dans l'insubordination de leur génie qui les ramène d'instinct aux façons sans parti pris de l'art populaire. Dans les arts, on parle beaucoup du Beau, de la théorie du Beau. Le Beau de qui ? Le Beau de quoi ? C'est ce qu'on ne dit pas. Chaque homme, chaque peuple a sa manière propre de comprendre le Beau. L'art chinois a aussi bien sa raison d'être que l'art parisien. Question de climat. Une théorie qui n'est pas absolue n'est plus une théorie. Donc la théorie du Beau n'est qu'une amusette à l'usage des gens oisifs... Les artistes producteurs ne perdent pas ainsi leur temps, La seule théorie sérieuse, parce qu'elle est absolue, c'est celle de l'école de peloton dans les mains du sergent instructeur. L'art n'est pas la science. Celle-ci est essentiellement impersonnelle et universelle. L'art, au contraire, est toujours personnel et local. On ne dit jamais : La géométrie russe ou anglaise, mais on dit fort bien : L'art antique, l'art moderne, l'art italien, l'art français. Après coup, l'on peut faire sur les œuvres de chaque grand artiste sa poétique personnelle. On obtient ainsi la poétique de Rembrandt, de Beethoven, de Victor Hugo, ce qui peut servir de cicérone quand on voyage dans leurs œuvres. Ainsi entendu, l'art, est toujours fini et complet, tandis que la science n'a jamais dit son dernier mot. À chaque instant, l'humanité renouvelle son bagage scientifique et industriel, et on y applaudit, On traiterait de fou celui qui oserait évoquer, contre la locomotive, l'autorité antique et solennelle de la patache. L'inauguration de celle-ci a pu être, néanmoins, dans son temps, une importante révolution. Question de date. Pour la pratique de l'art, c'est l'inverse qui fait loi, et nous avons des gens dont le métier consiste à faire entrer, bon gré mal gré, dans la caboche de la jeunesse, le fanatisme du passé, avec la contemption du présent, auquel on conteste le droit même de vivre, en sorte que, si vous voulez devenir artiste, le meilleur emploi que vous puissiez faire de pareilles leçons, c'est de les oublier. Pourquoi l'art ne se renouvellerait-il pas aussi bien que la science ? Ses progrès à lui, il est vrai, ne consistent pas à écrire ou peindre mieux qu'on ne peignait ou écrivait il y a deux siècles, mais à écrire et peindre autre chose, à écrire et peindre les passions d...