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«S'il existait une "école du regard", Ernst Jünger en serait le maître. Mais c'est déjà trop dire, car rien n'est plus étranger à sa nature que de légiférer ou de se poser en modèle littéraire. La seule société d'initiés dont il se réclame est celle, limitée et subtile, des entomologistes. Pour le reste, ce qui domine chez lui en cette œuvre tardive, c'est l'ouverture au monde, aux cultures, aux êtres et aux livres. La richesse de sa méditation n'est pas moins grande que lorsqu'elle était portée par l'expérience de la guerre et des grandes catastrophes historiques. L'explosion de la nature printanière, une promenade à Venise, la lettre d'un ami suffisent à la nourrir. Éros et Thanatos sont toujours présents ; mais à travers l'écriture transparente du grand âge, la mort s'est comme apprivoisée. Défiant le temps qui s'écoule de plus en plus vite, le journal affirme jour après jour la permanence créatrice du geste de l'écrivain.»Julien Hervier. «Mûri dans les tempêtes», comme le dit sa devise, le vieux Merlin des lettres allemandes s'apaise et se décante, comme le vin, mais, paradoxalement, dans les voyages, et non le repos : ce journal, commencé le jour de son soixante-dixième anniversaire, et qui s'étend jusqu'à la fin de 1970, confirme la vue de Goethe selon laquelle les natures géniales rajeunissent périodiquement : Jünger se renouvelle à travers une série de voyages initiatiques, plutôt que touristiques, au terme desquels il découvre, avec un aspect nouveau de cette Nature qu'il appelle la Grande Mère, une face encore inconnue de son moi propre : tout voyage étant pour lui un ad se ipsum, une «voie vers lui-même». Il observe ainsi la douceur de la vie dans les vieilles capitales d'une Europe alourdie par les siècles, à Lisbonne et à Rome, la beauté intemporelle et la misère de la Corse, et en Islande une existence somnolente, entièrement hors de l'histoire - et recherche aussi les rencontres avec les cultures qui ont été, depuis le Moyen Âge, une partie du destin européen, et ont pénétré dans notre être le plus profond : la luxuriance étouffante de Ceylan, l'Insulinde de Conrad, le Japon cruel et raffiné, immuable, comme toujours, sous son vernis d'hyper-modernisme occidental, les dernières années de la colonisation et l'éveil d'une nation africaine en Angola... quant aux États-Unis, on notera qu'il les évite, et ne les évoque que dans sa description d'un admirable cimetière militaire américain, à Manille ; on remarquera aussi son goût des îles, lié à des rêveries d'enfant dont une autre trace se découvre dans Eumeswil, rédigé longtemps après ce journal. Ces rencontres, de la tour de Belém aux geysers islandais, lui confirment à la fois que «les vrais maîtres du monde résident dans les tombeaux», et que ceux-ci sont source de vie sans cesse renouvelée : aussi écrit-il que dans tout pays nouveau pour lui, il rend d'abord visite aux marchés et aux cimetières. En voyage, durant les longs loisirs des navires, qu'il préfère à l'avion, ou chez lui, en Haute-Souabe, la correspondance maintient ses échanges avec ses contemporains et amis, tels que Heidegger ou Jouhandeau. Ce volume fait de départs et de retours, de voyages lointains et de soins apportés à son jardin de Wilflingen, de grands espaces et d'observations minutieuses, fleurs, insectes, chats, paysages, dieux de partout, pourrait porter l'épigraphe de l'Hyperion : ne pas se laisser écraser par l'immense, savoir s'enfermer dans le plus étroit espace, c'est en cela qu'est le divin.