Prix public : 40,00 €
Collection U • Géographie Illustration de couverture : Mexicali/Calexico, 12 juin 2000 © NASA GSFC, MITI, ERSDAC, JAROS and U.S./Japan ASTER Science Team Image disponible sur http://visibleeartnasa.gov/view_rec. php ?id=1370 © Armand Colin, Paris, 2006 Armand Colin• 21, rue du Montparnasse• 75006 Paris 9782200279394 – 1re publication Avec le soutien du www.centrenationaldulivre.fr À Françoise, qui me conseille, me critique et me soutient depuis près d'un demi-siècle. PREMIÈRE PARTIEAnalyse régionale et analyse territoriale Chapitre 1L'évolution des études régionalesLes origines grecques de la démarche régionale La curiosité pour ce qui se passe au-delà des horizons familiers est universelle. C'est elle qui pousse à l'exploration et assure le succès de la littérature de voyage. Homère donne au genre ses lettres de noblesse à l'origine même de la littérature grecque : l'Odyssée raconte les navigations d'Ulysse au retour de la guerre de Troie. Que les épisodes narrés renvoient à des lieux réels ou qu'ils s'inscrivent dans l'espace du mythe importe peu : l'itinéraire séduit toujours car il exploite l'appel de l'inconnu. Les voyageurs nous parlent de ce qu'ils ont vu : nous partageons leur émerveillement, leur étonnement ou leur révolte. Mais leur témoignage est limité aux trajets qu'ils ont effectués et aux lieux où ils ont séjourné. Ce qui se passe à côté, ils ne le connaissent que par ouï-dire, guère mieux, en vérité, que ceux qui n'ont pas bougé. Leurs récits laissent le lecteur insatisfait : il aimerait connaître tout un pays, et pas seulement une collection de points.Carte ionienne et description régionale Les enquêtes – historia, au sens étymologique – d'Hérodote marquent une rupture. Il a voyagé et vu ce dont il parle. Mais sa description s'appuie, comme l'a montré Christian Jacob, sur un instrument nouveau, la carte, lié à essor de l'astronomie et de la géométrie dans les cités ioniennes [Jacob, 1991]. Ces représentations sont encore très imparfaites : elles ne résultent pas de levers, mais d'une réflexion logique qui conduit à classer les lieux en ensembles aux formes géométriques. Hérodote décrit le monde avec sous les yeux ou dans la tête une de ces cartes ioniennes de l'espace alors connu. Grâce à elle, la distinction des trois continents, l'Europe au Nord, la Libye au Sud et l'Asie à l'Est, sert de point de départ à l'analyse. La Méditerranée et les fleuves Phase et Araxe séparent notre continent des deux autres. À l'intérieur de chacune de ces masses, des figures s'individualisent, tel le carré scythe, limité au Sud par le Pont Euxin (la mer Noire), à l'Est par le Palus Maiotis (la mer d'Azov), et par des lignes parallèles à ces deux rivages au Nord et à l'Ouest. La description du monde ne se contente plus de présenter des itinéraires : elle distingue des surfaces qu'elle nomme et qu'elle décrit. Dans le cas d'Hérodote, la géométrie a priori du document cartographique de base, sans lequel la description régionale ne peut se concevoir, limite la valeur de l'analyse. Les parties de son texte qui nous intéressent aujourd'hui concernent davantage les peuples et leurs mœurs que le paysage et l'espace : à travers l'évocation des genres de vie, les notations géographiques ne manquent pas. Qu'aurait-on su du nomadisme des Scythes, avant les progrès de l'archéologie moderne, sans le témoignage d'Hérodote ? On en oublie l'apport méthodologique essentiel de sa démarche : le passage de l'itinéraire à l'espace, aux surfaces, à leurs divisions et à leurs limites, qu'apporte la projection de la Terre sur un plan.D'Alexandrie à Ptolémée : les progrès de la cartographie La carte qui permet la reconnaissance d'aires différenciées fait des progrès considérables à l'époque hellénistique, à Alexandrie, dans le milieu de recherche qui gravite autour du Musée et de la Bibliothèque [Jacob, 1991]. La représentation mathématique de l'univers s'est ordonnée : la voûte céleste est conçue comme une sphère au centre de laquelle s'inscrit la sphère terrestre. L'une et l'autre sont articulées autour de l'axe des pôles et du plan de l'équateur qui lui est perpendiculaire en son milieu ; elles sont découpées selon les mêmes principes que ceux que le mouvement apparent du soleil révèle : les tropiques et les cercles polaires constituent les bornes de l'espace habitable. Chaque lieu se définit par ses coordonnées, latitude et longitude : la carte se fonde désormais sur le report de mesures sur un support où méridiens et parallèles figurent. Le principe de la cartographie moderne est acquis et l'on sait déjà relever les latitudes. Faute de chronomètre pour évaluer les différences de temps entre les lieux, les longitudes échappent – et pour longtemps, jusqu'au XVIIIe siècle – aux déterminations précises. Force est de se contenter, pour les apprécier, des témoignages des voyageurs. Dans un tel cadre, le géographe (c'est alors que le terme apparaît) est à la fois un géomètre et un érudit. Homme de bibliothèque, il sait, en critiquant les estimations de ses prédécesseurs et les apports les plus récents des voyageurs, affiner la connaissance des coordonnées du monde habité, de l'œkoumène. D'Eratosthène (environ 275 - 193 avant J.-C.), qui codifie les procédés nouveaux, à Ptolémée (100 – 178 après J.-C environ), qui établit un tableau impressionnant des positions connues, les progrès sont considérables, mais à l'intérieur des limites qu'imposent les techniques de mesure de l'époque [Jacob, 1991].La description régionale chez Strabon On prépare la carte, on y reporte le contour des terres et des mers, le parcours des grands fleuves et le tracé des montagnes : la partition du monde en régions s'effectue alors aisément. Reste à les décrire. Pour y parvenir, le géographe a recours au témoignage des voyageurs (il est un homme de cabinet en ce second sens). Strabon (63 avant J.-C. - entre 21 et 25 après J.-C.), le géographe antique qui mène le plus loin l'art de la description régionale, le dit fort bien [Aujac, 1966] : « se fiant à ces sortes d'organes des sens que sont les individus divers qui, au hasard des voyages, ont vu divers pays, [les géographes] recomposent en un schéma unique l'aspect du monde habité dans sa totalité » [Strabon, II.5.11, C 117]. Strabon isole de grands ensembles et les définit par leurs formes : l'Espagne évoque, selon lui, une peau de taureau dont le cou se situerait à l'emplacement des Pyrénées, et le Péloponnèse, une feuille de platane. Dans les espaces continentaux, il appuie les découpages sur le tracé des fleuves et des montagnes. Faute de division administrative, il ne peut souvent identifier les espaces que par le nom des peuples ou des tribus qui les habitent. Quelques indications précisent alors la topographie et les caractères du climat. Les villes et les ports sont nommés, leurs activités les plus remarquables sont signalées. Mais la documentation dont disposent les géographes est mince. Les lecteurs qu'ils visent n'ont pas de curiosité économique. Des développements sont consacrés aux peuples et à l'histoire locale. Mais c'est aux mythes qui se rattachent aux lieux ou aux origines du peuplement que revient la première place : ne permettent-ils pas de situer les contrées évoquées dans l'espace des grands récits fondateurs de la culture grecque [Jacob, 1990] ? La finalité de la géographie de Strabon est ainsi multiple. (a) Elle répond d'abord à la curiosité désintéressée des lecteurs. (b) Elle fournit de nombreux détails sur la partie civilisée du monde habité, la mieux connue, celle qui coïncide avec l'Empire romain, et au-delà, avec les terres autrefois conquises par Alexandre : l'Empire des Parthes et l'Inde ; elle passe plus vite sur les franges de l'œkoumène ; le géographe participe en cela à la formation de ceux qui évoluent dans l'espace culturel helléno-romain. (c) La discipline est faite pour aider ceux qui ont la charge de l'Empire romain à maîtriser conceptuellement l'espace qu'ils ont à gérer : comme l'a montré Claude Nicolet, Auguste cherche alors à constituer un tel savoir en faisant réaliser une carte d'ensemble de ses possessions et en lançant une politique d'arpentage et de dénombrement [Nicolet...