Prix public : 28,00 €
1?>Au sortir du commissariat, on s'empile dans six véhicules. On remonte le boulevard Voltaire, les sirènes à fond, puis le bruyant cortège se scinde : trois voitures descendent la rue de Montreuil, trois autres celle du Faubourg-Saint-Antoine, de manière à fermer les deux issues de la rue Roubo, une courte voie passée inaperçue depuis un siècle et demi.L'arrivée des flics draine immédiatement aux fenêtres des visages inquisiteurs. Derrière la vitrine du Bar des Artisans, les clients écarquillent les yeux, derrière celle de l'officine immobilière d'en face, la curiosité n'est pas moins vive.Le commissaire Argouge se félicite de l'impact de son arrivée en fanfare ; dans l'action qu'il mène au quotidien contre la délinquance, la visibilité est un facteur essentiel. Il bondit de sa Mégane de service avec des grâces de chamois.– Allons, messieurs ! Allons ! Presto ! Tandis que les OPJ des deux sexes se ruent vers l'entrée du numéro douze, de jeunes gardiens de la paix équipés de gilets pare-balles établissent des barrages filtrants aux extrémités de la rue. Le doigt sur la détente et le visage fermé. Compacts, virils et photogéniques. Alice interviendra plus tard, si toutefois elle intervient. Elle n'est pas flic, elle appartient à la DGCCRF1, un service du ministère des Finances. Gardant un œil sur l'immeuble pris d'assaut, elle s'installe dans une encoignure, à l'abri du vent et des regards, et allume une cigarette. Au premier étage, l'avant-garde des forces de l'ordre se heurte à un grand Juif hassid et barbu, accompagné de ses deux enfants, un petit ange en papillotes et un adolescent anémique coiffé du même bitos que son père. Surprise de part et d'autre. « Police ! » lance bêtement le capitaine Chauffier chargé de mener l'assaut.– Je me doute bien que vous ne venez pas relever les compteurs d'eau ! rétorque le Juif hassid en fixant le brassard orange du capitaine d'un œil réprobateur.– Si vous étiez assez aimable pour dégager le passage, monsieur.– Mais certainement.Imité par ses enfants, le Juif fait aussitôt un pas de côté, mais, comme il arrive quelquefois, le capitaine se déplace instinctivement dans le même sens et les deux hommes se retrouvent de nouveau face à face sur le palier exigu.– Oh ! fait le Juif. Toutes mes excuses !Et de faire un pas dans l'autre sens au moment précis où le capitaine revient à sa position initiale. Du rez-de-chaussée, on entend vociférer ceux qui forment le gros de la troupe – au nombre desquels le pétulant commissaire –, incapables de comprendre pourquoi on reste bloqué dans cette cage d'escalier nauséabonde.Le capitaine Chauffier se fraierait volontiers un chemin à grands coups de tonfa, mais, lors du briefing, le commissaire a été très ferme sur la question : « Pas de violences avec les communautés ! Priorité au dialogue ! » Il convient, par conséquent, d'agir civilement avec cet escogriffe barbu dont le chapeau étend son ombre sur la moitié du palier. Du rez-de-chaussée monte désormais une véritable clameur dominée par la voix du commissaire : « Chauffier, nom de Dieu ! Qu'est-ce que vous branlez là-haut ?! »Le capitaine lance d'un ton suave à son vis-à-vis :– Si vous consentiez à vous aplatir contre le mur, le temps que nous passions, monsieur, la justice de ce pays ferait un grand pas en avant !Le Juif et ses enfants obtempèrent de bonne grâce. Au troisième étage, la semelle du lieutenant Favard glisse sur un détritus gluant. La jeune femme chute lourdement, entraînant deux ou trois collègues avec elle, dans un concert de jurons étouffés. Tout le monde se trouve enfin réuni sur le palier du quatrième étage ou perché sur les dernières marches, en fonction de l'ordre d'arrivée.« Ouvrez ! Police ! » lance le commissaire en frappant à la porte de l'appartement suspect, dépourvue de timbre ou de sonnette. Un silence à couper au tranchoir suit cette injonction. Chacun retient son souffle pour échapper à l'odeur qui imprègne les murs et les huisseries, un mélange d'oignon frit, de graisse rance et de crevette avariée.