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« À l'intérieur du corps d'un homme, se trouve suffisamment d'espace et de paysage pour une biographie. » Journal, 9 novembre 1840. Enfin une biographie de Henry David Thoreau en langue française ! Thierry Gillybœuf répare une grande injustice à l'endroit de ce philosophe majeur de l'histoire de la pensée mondiale : d'abord, en traduisant la totalité de son Journal qui, c'est un comble, demeure inédit dans la langue de Molière – plus de six mille pages écrites en vingt-cinq ans ; ensuite, en offrant au lecteur français l'histoire de cette vie philosophique sans pareille. Pour les amateurs, il y avait bien celle de Léon Bazalgette (1873-1928), Henry Thoreau sauvage (1924), un grand poème en prose lyrique d'un anglophone qui traduisit les Feuilles d'herbe de Whitman et publia aussi une biographie du grand poète américain. Bazalgette, qui repose dans un petit cimetière en Normandie, n'avait jamais mis les pieds aux États-Unis, il raconte pourtant la vie de Thoreau comme s'il avait conversé longuement avec lui et parcouru tous les lieux de Concord, le village natal du philosophe devenu, par sa volonté, le centre du monde, que dis-je ?, le centre du cosmos, l'omphalos de l'univers ! Thierry Gillybœuf s'appuie presque exclusivement sur des sources anglo-saxonnes. Sa connaissance de l'intégralité du Journal (en France nous disposons de plusieurs traductions... mais d'une même anthologie !) et de l'œuvre complète fait de ce Français un scrupuleux biographe... américain ! Il est sévère dans son récit comme Thoreau l'était dans sa vie : il a l'empathie forte, mais avec la distance nécessaire à l'exercice : pas de jugements, pas d'avis, pas de commentaires – des faits. Thoreau fut parfois un personnage mal aimable. Par exemple : le philosophe met le feu par inadvertance à une grande partie de la forêt, au grand dam des propriétaires et des voisins, mais il trouve le spectacle emballant par son côté sublime ; il devient le factotum d'Emerson parti conférencer en Europe et lui envoie une lettre pour lui dire qu'il peut ne pas revenir, car il se trouve très bien auprès de sa femme (en tout bien tout honneur...), tout en ajoutant que même ses enfants apprécient la situation ; ce qui explique peut-être finalement le jugement d'Emerson : « J'aime bien Henry, mais il ne me plaît guère ; quant à lui prendre le bras, je préférerais saisir celui d'un orme », etc. Mais ces informations comptent moins que la vie du penseur en mouvement : Thierry Gillybœuf rédige la biographie d'une sensibilité dans son temps. Pourquoi faut-il lire Thoreau ? Parce qu'il est l'antidote contre ce qui se fait de pire dans la philosophie : habituellement, le philosophe pérore, donne des leçons (péripatéticien sur l'agora d'Athènes ou juché sur un tonneau à Billancourt...), mais pratique aux antipodes de ce qu'il enseigne. Ainsi, le stoïcien enseigne la maîtrise de la douleur, mais il tremble comme une feuille à la vue de son dentiste ; le cynique frappe du bâton quiconque aime un peu trop l'argent, les honneurs, le pouvoir, avant de se précipiter au ministère où on lui remet la Légion d'honneur ; l'épicurien professe la vie sobre tout en engloutissant des petits-fours en compagnie du cynique qui reçoit sa décoration ; le kantien explique l'exigence morale avec force discours et se retrouve sur un banc du tribunal accusé de concussion... Thoreau, lui, vit ce qu'il pense et pense ce qu'il vit. Et il ne lui vient pas à l'esprit de se présenter comme un modèle. Il n'invite pas son lecteur à vivre comme lui, il témoigne, tout simplement. Il mène une vie philosophique – une rareté dans le monde des philosophes ! Voilà pourquoi le regretté Pierre Hadot qui, on le sait, vantait les mérites de la philosophie existentielle et souscrivait à cette phrase de Nietzsche : « J'estime un philosophe dans la mesure où il est capable de donner un exemple », place Thoreau parmi les philosophes qui méritent le respect. Il a raison. L'auteur de Walden écrit en effet : « Il existe de nos jours des professeurs de philosophie, mais de philosophe, point. » Pour lui, insoucieux que la corporation philosophante le décrète philosophe, ou non, la philosophie ne se pensait pas sans la vie philosophique qui l'accompagne. Qu'est-ce qu'une vie philosophique ? Une vie qui coïncide avec ce que le philosophe dit de ce que doit être une vie. Une existence à la hauteur de l'idée qu'on se fait de l'existence. Nul besoin de viser une vie invivable tellement elle exigerait d'inhumain à l'homme ; mais, quand on dit ce que la vie doit être, alors vivons ce qu'on a dit. Thoreau a été cet homme-là. Il a fait de la vie frugale, de l'existence libre, du corps connaissant, de la sensualité active, de la liberté libertaire, de la désobéissance civile, de l'éthique incarnée, du dépouillement existentiel, de la solitude méthodique, du célibat volontaire, de la stérilité choisie, de la vie transcendantale, de l'herborisation philosophique, du naturalisme quotidien, des valeurs et des vertus – et il les a vécues intensément, vraiment, sans forfanterie. L'Indien et le Sauvage, le Bûcheron et le Sage oriental incarnaient les seuls modèles qu'il se reconnaissait. Il fut indien, sauvage, bûcheron et sage. Qui, sinon lui ? En ce sens, il incarne l'exact antidote à Hegel, le totem de la corporation philosophante : Thoreau est hors institution ; Hegel incarne le professeur d'université emblématique. Il rédige une prose claire, lisible ; Hegel écrit un sabir sans nom. Il refuse les honneurs ; Hegel les aime. Il vit la philosophie et ne l'enseigne pas ; Hegel l'enseigne, mais ne la vit pas. Il revendique le célibat ; Hegel (marié, père de famille, contraint par une pension alimentaire à bâcler l'écriture de ses textes – lire la correspondance...) fait de la famille un rouage important de l'État pensé comme une fin sublime. Il joue l'individu contre l'État ; les Principes de la philosophie du droit invitent le subjectif à se soumettre à l'objectivité de l'État. Il pense le concret ; Hegel, l'idée susceptible de le dire. Il célèbre la résistance et la désobéissance civile ; Hegel, les mérites de l'obéissance aux autorités. Il voudrait inverser la perspective qui impose le travail toute la semaine et le repos le dimanche, car il croit que travailler un jour seulement suffit à la satisfaction des besoins élémentaires ; Hegel affirme que le travail rend libre, une phrase inscrite au fronton des camps de concentration nazis. Il porte une attention particulière aux Indiens (il a écrit deux mille huit cents pages d'un livre inachevé à leur propos) ; Hegel affirme qu'une civilisation sans écriture n'est pas une civilisation... Dans un monde où l'idéalisme étatique de Hegel a montré sa nocivité totalitaire, Thoreau propose une philosophie libertaire d'une grande actualité : elle fournit les matériaux de base d'un édifice anarchiste ni idéaliste, ni utopique, ni violent et qui invite chacun, non pas à attendre son salut de l'extérieur, y compris sous forme de révolution, mais par une réforme spirituelle intérieure et une action ad hoc. Il n'y a pas d'anarchie, seulement des preuves d'anarchie – et c'est dans l'existence qu'on peut les voir, ou pas... M. O.