Prix public : 23,00 €
Submergé par l’émotion, il (Kant) éprouva une envie irrépressible de bouger, de marcher pour oxygéner son cerveau engoncé dans la boite crânienne et son cœur au bord de l’explosion.
Il sortit du cimetière et descendit la rue Daguerre qui se terminait en cul-de-sac pour les voitures. Comme dans la rue du Transvaal, on pouvait continuer de descendre à pied en empruntant un escalier qui filait vers la droite dans le sens de la pente et desservait le chemin de l’ancien hôpital taillé à flanc de rocher. Le sentier surplombait le lit de la Durolle et servait d’accès unique à la vallée des usines à l’époque où la route qui déroulait son bitume sur l’autre rive n’existait pas encore.
La vue panoramique sur les usines accrochées à la montagne le long de la rive droite était saisissante, Kant marqua une pause et son regard se noya dans cette friche industrielle. Il fallait voir cet alignement chaotique de constructions hautes comme des immeubles bâtis au plus près de la source d’énergie gratuite et inépuisable. En des temps plus prospères, la puissante rivière faisait tourner les machines et donnait du travail. Aujourd’hui, toits écroulés, façades éventrées, tout était à l’abandon, étouffé par un étau de végétation anarchique.
Kant sentit une irrépressible déprime l’envahir.
Le grondement sinistre de l’eau, le ciel bas et gris, le quartier sans vie, tous ces éléments ne faisaient qu’en rajouter un peu plus à son désarroi.
Il continua de descendre jusqu’aux escaliers qui longeaient l’usine de May. Une fois en bas, il passa par-dessus une balustrade qui interdisait l’accès au public et déambula sur le système de passerelles métalliques rouillées qui couraient d’une usine à l’autre le long de la rivière. À l’époque, elles permettaient de longer les biefs courts et étroits et de manœuvrer les vannes qui alimentaient les turbines capables d’animer toutes les machines. Le parcours était semé d’embûches et, par endroits, en très mauvais état. De passerelle en passerelle, il s’aventura jusqu’à la plus récente : la passerelle de Trakas, là où la Durolle plongeait à gros bouillons dans le Creux de l’Enfer.
Il se posta juste au-dessus du trou. Avec la puissance du courant, le torrent formait de l’écume. Kant avait le visage trempé par les embruns.
L’idée d’enjamber le garde-fou et de se jeter dans les flots tumultueux lui traversa l’esprit quelques secondes.
Il essaya de se remémorer de bons souvenirs partagés avec sa mère, mais rien ne venait. Habituellement froide et distante, il se souvint d’un retour de colonie de vacances où elle avait semblé vraiment heureuse de le revoir. Son étreinte plus chaleureuse que d’habitude l’avait marqué. La dernière image apaisante qu’il retenait d’elle datait d’un mois environ, dans le canapé bleu du salon, devant la télé un dimanche après-midi. Condamnée à l’immobilisme pour cause de vernis à ongles en phase de séchage, il s’était aventuré à poser sa joue sur son épaule. Elle avait tenu quelques minutes avant de l’écarter.