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Ce livre n’a pas pour objet de donner une vision exhaustive de la période algérienne de Pierre Bourdieu : celle qui va de 1956, date de son arrivée dans le Cheliff, région inhospitalière chaleur torride en été et froid glacial, en hiver, à 1961, date de son départ précipité d’Alger, devenue la proie du terrorisme urbain . Il vise cependant à éclairer le lecteur, fût-ce partiellement, à partir de témoignages oraux, véritables archives vivantes, émanant de collègues et d’étudiants qui l’ont côtoyé et partagé avec lui moult angoisses, espoirs et désespoirs dans un climat de tensions politiques dans un conflit de guerre ayant gagne tant le monde rural que dans le monde urbain, à l’instar de la bataille d’Alger, en 1957.
Avant de poursuivre, un aperçu historique de l’histoire de l’Algérie peut aider à mieux comprendre cette période.
Colonisée en 1830, l’Algérie, va connaître de changement réel que sous la IVe et la Ve République. Liée à la France, elle subira les soubresauts de la politique de la Métropole en sus de ses propres affaires. L’Algérie, c’est assurément la France, mais la France n’est pas l’Algérie dans la mesure où une minorité (les colons) faisait sa propre loi en défiant la Métropole. Jean Amrouche « aimait à dire, pendant la guerre, que Paris capitule souvent devant Alger ».
C’est l’année 1945 qui va constituer un tournant déterminant ayant marqué le XXe siècle. Libérée de l’Allemagne, la France va devoir régler la question des colonies : l’Indochine, le Maroc, la Tunisie, Madagascar. Les élites et les soldats indigènes ayant combattu le nazisme au retour du front réclament le droit à l’émancipation de leurs peuples.
C’est dans ce contexte que des manifestations pacifiques à Sétif, Guelma et Kherrata (8 mai 1945) ont fini dans un bain de sang faisant plusieurs milliers de morts en quelques jours seulement.
Le vent de la décolonisation avait donc commencé à souffler. En France, le général de Gaulle et ses compagnons avaient pris le pouvoir. Il fallait d’abord rétablir l’économie française et gérer les questions internationales en accordant une place moindre aux affaires indigènes, ce qui va se traduire par une conscience généralisée au sein du peuple mais surtout chez les élites « musulmanes ».
Des écrivains, à l’instar de Jean Amrouche, Kateb Yacine, Mohammed Dib, Mouloud Mammeri et d’autres encore pour lesquels cette date fut une véritable rupture avec le système colonial.
Déjà avec l’échec du projet Blum Viollette en 1936, les Algériens avaient compris que les promesses d’égalité n’étaient plus à l’ordre du jour. À côté du Parti du peuple algérien (PPA), parti indépendantiste de Messali Hadj, d’autres se radicalisèrent (comme celui de Ferhat Abbas, par exemple) et tous sur les mêmes positions : l’indépendance de l’Algérie. Des figures importantes de la résistance comme : Jacques Soustelle, Robert Lacoste, Germaine Tillion, Vincent Montheil, etc. sont appelés en Algérie.
Parmi eux de nombreux gaullistes, il y avait diverses appartenances politiques de droite comme de gauche, tous favorables à l’Algérie française, y compris de grandes personnalités politiques qui pensaient qu’il ne fallait pas amputer « l’empire » d’une de ses plus belles colonies, comme Soustelle.
Un autre événement est également déterminant dans l’histoire des colonies françaises : Diên Biên Phu qui fut une brèche dans le système colonial. Cette défaite cuisante de la France au Vietnam n’est pas sans conséquences sur l’Algérie puisque tous les militaires seront rapatriés vers la colonie où ils prendront leur revanche sur les Algériens. Du côté algérien, cette même date marque la déclaration de la guerre à la France, ce fut le 1er novembre 1954. Le front de libération nationale entre officiellement en guerre. Des officiers de l’armée française, nombreux à être humiliés par cette atroce défaite se retrouvent à Alger mais aussi des intellectuels. En cette période, une figure importante se détache : Mendès France, un des politiques français les plus éclairés – président du Conseil (libéral), il a travaillé à l’indépendance de la Tunisie et du Maroc (1956) mais il a été empêché d’en faire autant pour l’Algérie si ce n’est de nommer un résident général, Jacques Soustelle, dont il attendait une gestion réformiste et une politique un tant soit peu égalitariste face aux gros colons, comme Henri Borgeaud . Ces derniers avaient fait main basse sur le pays qu’ils considéraient comme leur propriété personnelle.
Grands propriétaires, ils avaient aussi la mainmise sur la chambre de commerce, la presse et la politique en Algérie et, parallèlement, ils faisaient la pluie et le beau temps dans les cercles politiques à Paris.
Mendès France essuya un revers, car Jacques Soustelle – homme de gauche – ne tarda pas à devenir un défenseur acharné de Algérie française et finira à l’extrême droite.
La vision de Mendès France aura une influence sur les libéraux en Algérie qui iront en vain à la recherche d’une troisième voie.
En dehors de De Gaulle, qui est le président français le plus connu de la période et qui « donnera » l’indépendance aux Algériens, il y a eu également Guy Mollet, président du Conseil, socialiste), en 1956, boycotté par les Pieds-noirs (population européenne très minoritaire), qui fera voter les pouvoirs spéciaux, ces derniers autorisent la police à recourir à la torture pour extorquer l’information. Les pouvoirs spéciaux furent majoritairement votés, y compris par les partis de gauche, communistes inclus.
Après plusieurs jours de voyage en bateau, le débarquement pour ce jeune métropolitain n’a pas été des plus accueillants. Il arrive à Lavarande, un petit bourg (actuellement Sidi Lakhdar) où l’ennui le dispute au désespoir et à la solitude.
Déjà en ce mois d’avril 1956, il y fait une chaleur torride. Les serpents et scorpions font la loi dehors comme dedans, le tout dans une tension permanente. C’est d’ailleurs ce que le jeune appelé relate à son ami Lucien Bianco dans cette première correspondance du 26 avril : « (...) avec moustiques et scorpions et serpents. L’ennui, la solitude plus que jamais et le sentiment de n’être pour rien et pour personne. Une indifférence à tout. Des habitudes et des fonctions vitales. Lassitude. »
Ce passage par Lavarande est décisif pour comprendre pourquoi l’affectation qui viendra plus tard, grâce au colonel Ducourneau, à Alger peut être vécue comme une véritable bouée de sauvetage. De l’extérieur, le jeune appelé désespéré avait tout à y gagner, il est en ville (en 1956, on y est plus à l’abri que dans les campagnes), il est au coeur du dispositif politico-administratif puisqu’il est chargé de rédiger, d’informer, de documenter les services du Résident général et loin des sorties pour combattre dans le bled. Même sur fond de guerre, il a la possibilité d’échanger, de lire, de connaître la ville : Alger, ses rues, ses mosquées, ses restaurants et gargotes, mais aussi ses habitants, sa lumière, ses couleurs et ses odeurs si différentes d’un quartier à l’autre. Il découvre également un monde scindé en deux : les Européens et les indigènes. Il fait la connaissance in situ du racisme. Un racisme ouvert, assumé, partout présent, dans l’espace, dans les rues de la ville d’Alger, dans les trains, les bus, les cafés. Il y a toujours deux catégories : la dominante et la dominée. Les « musulmans » étaient interdits de circuler dans les rues du quartier européen, comme la rue Michelet. Malgré les apparences, cette affectation a également ses revers, elle n’est pas qu’avantages, elle permet au système d’engager les individus, à leur insu, dans des processus où il est impossible de reculer, de disposer de leur destin. Ils sont en quelque sorte obligés extérieurement, du moins, de faire corps avec la machine administrative. En situation de guerre, les appelés surtout les soldats de deuxième classe, sont purement et simplement instrumentalisés.
Le gouvernement général, en dehors des tâches politico-administratives, avait d’autres privilèges, il disposait d’une des meilleures bibliothèques (sur le monde nord-africain et mo...