EAN13
9782709639514
Éditeur
JC Lattès
Date de publication
6 mars 2013
Collection
Essais et documents
Nombre de pages
300
Dimensions
20,5 x 13 x 2 cm
Poids
257 g
Langue
fre

La Vie Est Si Courte Après Tout, Retrouvailles Avec Thierry

Martine Simon- Le Luron

JC Lattès

Prix public : 19,00 €

À Titouan, Maëlie, Noah... mes petits-neveux — Et n'est-ce pas un suicide comme un autre que la vie que tu mènes ? — Figure-toi un danseur de corde, en brodequins d'argent, le balancier au poing, suspendu entre le ciel et la terre... Il va plus vite que le vent, et toutes les mains tendues autour de lui ne lui feront pas renverser une goutte de la coupe joyeuse qu'il porte à la sienne, voilà ma vie, mon cher ami ; c'est ma fidèle image que tu vois.Alfred de Musset, Les Caprices de Marianne(Acte I, scène IV) Je suis seule dans cet appartement où ni toi ni moi n'avons vécu. Il a bien fallu passer outre les larmes et la fatigue, ils ne sont plus là, il faut vider les lieux, laisser la place à d'autres chemins. Le nôtre marque le pas ici. Depuis des jours je bricole, de temps en temps j'emplis quelques caisses, tourne en rond, fais des plans de rangement dans ma cave pour y entasser ce qu'il faut garder, sans trop savoir quoi au juste. C. m'aide ; je retourne chez D. depuis la mort de maman. J'ai bien conscience que mon travail de bibliothécaire m'aide aussi à passer d'un jour à l'autre, sans trop agir, dans le flou habituel des nuits sans vrai sommeil. Et puis aujourd'hui c'est vide ! Plus de rideaux aux fenêtres, le soleil entre dans toutes les pièces, mes pas résonnent sur le parquet ; les traces de tableaux sont douloureuses. Ton coffre-fort, dont les parents ont hérité à ta mort, est toujours là, depuis plus de vingt ans, vide lui aussi ? Maman disait souvent : « Martine, il faut ouvrir ce coffre, il y a certainement quelque chose dedans. » Cet espoir inconscient qu'elle allait, d'une manière ou d'une autre, avoir des nouvelles de toi, cette certitude d'un inachevé, m'accablaient chaque fois et augmentaient mon impuissance à la consoler ; je répondais, sur mes gardes, qu'il n'y avait qu'à, qu'il fallait, qu'on pouvait... ma fuite était facile, je n'étais pas en première ligne de la douleur. Aujourd'hui c'est donc mon tour : il faut ouvrir cette boîte. J'ai essayé en vain toutes les clefs possibles, trouvées dans tous les vases, placards et autres tables de nuit, et à présent j'attends le serrurier spécialisé, en compagnie du seul objet restant dans la maison. « C'est un coffre ancien, il ne va pas être facile à ouvrir. » Il installe son chalumeau, sa bouteille de gaz, ses outils de cambrioleur légal ; j'oublie mon angoisse et commence à me demander, sans y croire vraiment, si je ne vais pas savoir ce que tu avais dans ton coffre. En écrivant, j'entends encore ma voix un peu amusée : — Alors c'est vide ? — Ah oui, c'est vide. Mais, attendez, il y a souvent dans les coffres-forts un tiroir secret. Ah, le voilà ! Je suis maintenant tout à fait intriguée, et ris bêtement : — Il y a quelque chose ? — Oui ! Un carton. Je me penche et lui arrache des mains une carte de visite, une des tiennes, et lis : « thierry le luron avec ses compliments », tu as ajouté un point d'exclamation farceur et tes initiales. « Ah, il y a autre chose » : il exhibe une pièce de un franc et j'éclate de rire ! Il semble se demander si je ne suis pas un peu détraquée. « Excusez-moi, c'est une ultime plaisanterie de mon frère », lui dis-je en reprenant mes esprits. Qu'il emporte ce coffre, vide totalement à présent ; que je puisse rester seule et plus légère grâce à ce message posthume, te rendre la monnaie de cette pièce, comédie et tragédie mêlées ; te dire, dans une complicité enfin retrouvée, que je suis là aujourd'hui, cher Arsène Lupin. Sur des tréteaux l'arlequin blême Salue d'abord les spectateursGuillaume Apollinaire « Crépuscule », Alcools. Ma saison préférée est sans aucun doute le printemps, je chante avec Aragon qu'à rien n'a servi ni le temps ni l'âge et je déteste l'automne, novembre particulièrement, les feuilles sans sève tombent sur les trottoirs, les nuits sont trop longues ; croyants ou athées, on visite ou pas les cimetières, mais nul n'échappe au calendrier ; les médias et leurs marronniers nous rappellent à date fixe que c'est la saison des frissons et des grippes, le temps de penser à ceux de nos proches qui sont morts. Il me semble que prétendre y échapper, se dispenser de ces rites, reste malgré tout une façon de les attester. C'est en octobre que s'est décidé ce livre dont j'ai longtemps différé l'écriture. Novembre est arrivé, j'écris dans tous les sens, je flotte. Depuis 1986 et la mort de Thierry, le 13 de ce mois, notre mère fut condamnée à une peine perpétuelle qui occupait toutes ses pensées. À présent qu'elle est enfin en repos, que Francis, son époux, vit dans le pays déroutant d'Alzheimer, ignorant que sa femme l'a quitté, me voici l'aînée de la famille, doublement au premier rang face au temps et à ce travail impossible pour moi avant la mort de maman, avant d'avoir accompli à ma manière une longue part du trajet. Je veux, sans trop réfléchir, commencer en écriture par la fin, par la mort de mon frère, il y a vingt-cinq ans. Il ne s'agit pas d'un choix délibéré, mais d'une démarche qui m'est habituelle : les dernières phrases des livres sont presque toujours pour moi éclairantes. On peut avancer aussi en marche arrière. Plus profondément, je souhaite en les écrivant me délivrer du poids des événements qui ont précédé et suivi ce deuil. Mais la vie, ou peut-être mon inconscient contrariant, fait que je ne suis plus certaine de l'ordre des choses, ne parvenant pas à me mettre réellement au travail, je viens d'attraper au vol ma première angine de l'année : vie, mort, avant, après, se mélangent dans les brumes douloureuses de cet automne fiévreux, décidément imprévisible. Angine, angoisse, angor, Ankou ? Selon la mythologie celtique, en Bretagne, celui qui entend non loin de lui le bruit que fait une charrette roulant sur son chemin, mourra avant la fin de l'année ; cette charrette est celle de l'Ankou, fidèle serviteur de la Mort, souvent représenté sous la forme d'un squelette dont la tête tourne sans cesse, cherchant qui effleurer de sa faux ou des plis de son manteau. Pendant quelques heures j'ai associé à cette croyance mes pensées du moment, sombres, lourdes à démêler. Et soudain, réminiscence du passé familial qui occupe mes nuits actuellement, cette angine me transporte au jour de la naissance de Thierry. Je n'ai pour seul souvenir de cet événement qu'une forte fièvre, et un mal de gorge lancinant. J'ai sept ans. Enfant de divorcés, je viens de passer le dimanche avec mon père, chez ma grand-mère paternelle ; ce jour est important pour moi : mon père déstabilisé par mon mal de gorge me fait allonger sur le divan du salon et me donne à lire Le Tour du monde en quatre-vingts jours. Quand il me reconduit à la maison, je suis malade et la fièvre me coupe de la vie familiale ; ma mère va partir le lendemain pour la clinique Villa Isis, boulevard Arago, dans le 14e arrondissement de Paris et mettre au monde son troisième enfant. J'en ai conclu que naissance et mort avaient partie liée inexorablement, que les angines sont de petits maux, nous rassurant sur notre existence terrestre ; que les chiens aboieront toujours pour un os ou pour rien, longtemps après le passage de l'Ankou conduisant sa funèbre charrette. * J'ai passé une partie de la nuit près de Thierry, dans le salon de sa suite à l'Hôtel de Crillon, l'entendant parler doucement de l'autre côté de la cloison, refuser plusieurs fois de me laisser entrer dans sa chambre, malgré l'insistance du professeur Schwartzenberg qui, constatant l'aggravation de son état, m'a appelée. Déjà hier dans la soirée j'ai fait une tentative pour le voir mais la réception de l'hôtel avait des ordres et je n'ai pu aller jusqu'à sa chambre ; je lui ai alors fait passer un petit billet pour qu'il sache que je n'étais pas loin. Il règne ce soir, dans cette suite luxueuse, une agitation tranquille d'hôpital, insolite devant les lumières de la place de la Concorde ; deux infirmières se relaient auprès de Thierry qui ne sort plus de...
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