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La Revue de la bibliothèque nationale de France consacre son dernier numéro au thème de l’ivresse, sous toutes ses formes : ivrognerie ou extase mystique, furie criminelle ou fureur poétique... Elle s’interroge sur la permanence de cette pratique et sur son rôle social ambivalent. Ses diverses représentations à travers les âges, entre le banquet romain et l’«ivresse joyeuse» du Moyen Âge, l’hygiénisme du XIXesiècle et le champagne de la Belle Époque, se révèlent d’une infinie richesse. Dirigé par Antoine de Baecque et Bérénice Stoll Le dossier de ce numéro propose un regard sur le phénomène de l’ivresse et l’évolution de sa perception afin d’en souligner toutes les contradictions. De l’ivresse populaire, fléau social, à l’ivresse raffinée et mondaine, tolérée voire promue, du désordre organique à l’ivresse esthétique ou inspirante, l’ivresse n’est pas l’alcoolisme ; elle ne se réduit pas aux effets de l’excès de boisson : c’est aussi un état intentionnellement recherché,emblématique d’un esprit de rébellion. Ce numéro présente par ailleurs plus d’une centaine d’illustrations et de nombreuses rubriques, parmi lesquelles la « Découverte » du photographe Nicolas N. Yantchevsky ; une « Galerie » exceptionnelle consacrée à l’illustratrice Élisabeth Ivanovsky ; une «Grande conférence » de Charles Juliet sur MichelLeiris ; et, en écho à la réouverture partielle de Richelieu, un retour sur l’inauguration de la salle Labrouste en 1868 dans « Histoire de la Bibliothèque ». Ivresse et profondeurs « Il faut être toujours ivre. Tout est là : c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous. » Charles Baudelaire, Petits poèmes en prose, XXXIII (1869) La question de l’ivresse, on le voit ici avec l’un de ses thuriféraires, ne se limite pas à celle de l’éthylisme, ni même à celle de l’alcool, qu’elle excède toutes deux largement. Pour Baudelaire, l’« impératif éthylique » – reflet inversé de la morale d’une époque qui réprouve les excès de boisson, et à laquelle répond à un siècle de distance l’équivoque «L’abus d’alcool est dangereux pour la santé » des publicités… pour l’alcool –, cette injonction, donc, s’étend bien au-delà de la consommation de vin. En effet, si l’état d’ébriété est nécessaire, la nature de l’adjuvant, elle, demeure contingente. Ce qu’Alfred de Musset résume dans la formule désormais proverbiale : « Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse ? » De flacons, il sera abondamment question dans ce numéro. Ce qu’on découvre en les ouvrant tantôt flatte, tantôt déconcerte, tantôt encore subvertit le sens commun. La question de l’ivresse peut bien s’avérer fondatrice – « unique » –, celle-ci n’en appelle pas moins une réponse plurielle. Un survol de l’histoire permet de vérifier que la vision exaltée de l’ivresse plébiscitée par l’auteur des Fleurs du mal est loin d’être partagée. De l’ivresse à l’ivrognerie, du divin nectar à l’ignoble gnôle, du vin qui inspire à la bibine qui abrutit, en un mot du spirituel au spiritueux, l’imaginaire de l’ivresse se révèle d’une infinie richesse. En permanence, il oscille entre deux pôles, positif et négatif, qui délimitent le cadre mental d’une société buvante, ou bien tempérante, voire encore abstinente, c’est selon. Entre l'ivresse ritualisée de l’Antiquité romaine et l’« ivresse joyeuse » du Moyen Âge, l’ivresse philosophique des Lumières et l’hygiénisme du XIXe siècle, le champagne de la Belle Époque et le pinard des tranchées de 1914, l’absinthe des poètes et la vinasse du prolétaire, l’alcoolisme mondain et la soûlographie ordinaire, il existe ainsi davantage de représentations, de pratiques, de sociabilités et même, dans certains cas, de véritables traditions de l’ivresse que d’appellations dans le vignoble français ! En toute circonstance, cependant, l’ivresse agit comme un formidable révélateur. Avant d’ouvrir la séance de dégustation, on s’en remettra donc à la sagesse populaire – particulièrement créative en l’espèce –, qui nous enseigne que « la vérité se trouve au fond de la bouteille ». Et que lorsque le vin est tiré…