Prix public : 18,00 €
Gulliver se vante (ou s'excuse) de n'avoir rien que de très « commun » à raconter, contrairement aux autres auteurs de récits de voyage, qui ont tant de choses extraordinaires à dire. De fait, ce dont il parle, ce n'est pas de pygmées ou de géants, d'île volante ou de chevaux qui pensent : c'est de ce qu'il y a de plus commun entre les hommes, puisqu'il s'agit de l'espèce humaine, de la définition de la « nature » de l'homme, et de ce que l'homme a fait de cette nature au cours de son histoire individuelle et collective. Tout le livre illustre et dénonce l'abjection à laquelle l'homme n'a cessé de consentir, cette « perte du propre » (J. Kristeva) qui le condamne à la dérive loin du lieu de la Vérité, dans les errances d'un discours qui l'en éloigne à mesure qu'il cherche à s'en approcher. Ce désastre se manifeste dans les vicissitudes du texte même que Gulliver offre au lecteur, texte sans origine ni autorité, dans le langage qui l'oblige à dire « la chose qui n'est pas », dans l'état de la cité livrée à la corruption comme dans l'histoire du monde menée par l'intrigue et le mensonge. L'homme est ainsi condamné à une inéluctable dégénérescence que les errements de la modernité politique, idéologique, épistémologique aggrave au-delà de toute rémission. La quête de la Vérité bascule de l'utopie à la dystopie, de la satire à la métaphysique, de l'ingénuité à l'horreur, tout au long des aventures du marin le plus catastrophique de la littérature. Gulliver est pour finir condamné à porter témoignage d'une expérience de l'impossible, dont sa santé mentale fait les frais, au terme de ce « Grand Tour » paradoxal dans l'envers du monde.