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Après le succès de "Et l'Homme dans tout ça?", Axel Kahn prouve à nouveau, par cet essai lumineux, qu'il est possible d'être à la fois érudit et accessible. C'est loin de l'agitation des universités parisiennes que je vécus le début de l'année 1968. Jeune interne des Hôpitaux de Paris, j'avais en effet décidé d'accomplir mon service national au titre de la coopération. J'étais donc médecin-chef, c'est-à-dire, plus modestement, seul médecin de la préfecture de Haute-Kotto en République centrafricaine lorsque fut créé le mouvement du 22 mars. Rapatrié après un grave accident de voiture sur les pistes africaines, je sortais de l'hôpital militaire du Val-de-Grâce et me retrouvais sur les pavés parisiens le 14 mai 1968, le visage encore couvert de cicatrices, la main et l'avant-bras droits enveloppés dans un impressionnant pansement. Alors que je me promenais en badaud dans le Quartier latin, émergeant d'une nuit de barricades, un groupe de personnes observant mon triste état supposa qu'il était le résultat de l'héroïsme dont j'avais fait preuve au cours d'une nuit de résistance aux assauts des forces de l'ordre. Je fus porté pratiquement en triomphe. J'avoue, à ma grande honte, n'avoir pas eu sur le moment le courage de leur préciser que le responsable de mes blessures était un baobab africain, et non point un CRS parisien. Pour Jean Kahn, mon père, Mai 68 eut une tout autre signification. Depuis son adolescence, il avait le sentiment de cheminer sur une crête étroite qu'empruntaient seulement quelques êtres singuliers ? dont il était ? confrontés en permanence au vide béant alentour, à l'attraction duquel il s'agissait de résister. Papa n'était pas même toujours sûr que ce chemin escarpé menât quelque part. Son engagement politique, philosophique et pédagogique avait, bien entendu, été parfois décevant. Quiconque l'eût admis avec fatalisme, il s'en désespérait. Je crois bien que le bouillonnement intellectuel du Paris de 1968, la remise en cause globale d'un monde qui ne le satisfaisait guère, lui donna alors le sentiment que, finalement, sa quête harassante, son cheminement malaisé mettaient enfin l'inaccessible à portée de main. Papa loua alors une chambre au Quartier latin pour être plus proche de ce creuset d'où sortirait un monde futur encore en fusion. Hélas, le foyer s'éteignit et l'avenir se figea. Papa reprit la route, une autre route, plus absurde encore que celle qu'il avait connue. Dans ce nouveau paysage, on trouvait encore quelques sources de joie, de plaisirs, mais surtout un marécage de déceptions, de désillusions semblant avoir englouti jusqu'à l'idée même de l'espoir. En 1969, pour la première fois de sa vie, Jean Kahn vota "non" au référendum décidé par le général de Gaulle.Les trois fils, Jean-François, Olivier et moi, étaient marqués par cette autorité intellectuelle douloureuse et bienveillante de leur père. Il allait jouer un rôle déterminant dans leur propre édification intellectuelle, et s'était d'ailleurs employé, de toute son âme de pédagogue et sa tendresse de père, à favoriser celle-ci. Cependant nous avions déjà nous-mêmes nos familles, nos engagements, construisions nos carrières, créant ainsi une distance inévitable avec notre père. Les rencontres avec lui étaient l'occasion de discussions, de débats si passionnants et si riches que cela nous empêcha peut-être de percevoir sa détresse, en tout cas d'en apprécier la profondeur. Il donnait tant, nous avalions si goulûment, oisillons recevant la becquée de sa pensée et de ses observations, que nous n'étions pas attentifs comme il eût convenu que nous le fussions. Durant l'été 69, nous décidâmes, Olivier et moi, accompagnés de nos épouses respectives, de nous rencontrer sur le chemin de retour de vacances et de partager un repas fraternel autour d'une bonne table de Bourgogne. Papa était au courant de notre projet et, voulant montrer combien il partageait cette communication de ses fils et de leurs familles, il envoya au restaurateur un chèque afin de couvrir les frais de notre repas. Le chèque arriva en retard, il lui fut retourné, Papa en fut désolé. C'est en 1969 aussi que mon père se trouva mal à l'aise dans son corps et le manifesta par différents symptômes dont la signification réelle m'échappa et qui m'apparurent bien bénins. Néanmoins, je fis hospitaliser Papa dans le service où j'étais interne, à l'Hôtel-Dieu, afin de pratiquer quelques examens. Un après-midi, j'entrai dans sa chambre, il était allongé sur son lit, sa compagne assise à ses côtés. Ils se tenaient la main. Papa me vit, lâcha précipitamment cette main et rougit. J'en fus troublé et ému.En avril 1970, j'étais toujours dans le même hôpital, interne en hématologie. Le 17 avril, il faisait beau, mais frais. Tôt dans la matinée, on me téléphona plusieurs fois pour me demander si j'avais été contacté par mon père: il avait quitté sa maison, mais n'était pas arrivé jusqu'à l'institution pédagogique qu'il dirigeait. Je ne m'alarmai pas outre mesure. Je fus de retour chez moi au milieu de l'après-midi, un message m'y attendait. Il fallait que je rappelle la gendarmerie de Mantes-la-Jolie. Aussitôt après, ma cousine me téléphona: "Ton père est mort à Mantes, il faut que tu t'y rendes."Les gendarmes m'indiquèrent que Papa avait été retrouvé sur la voie de chemin de fer, près de la gare de cette ville, que c'était apparemment un suicide, qu'il m'avait laissé une lettre, qu'il fallait que j'aille reconnaître le corps. Je sautai dans la voiture et conduisit dangereusement. J'arrivai, pourtant. Les gendarmes me montrèrent le corps que je reconnus en effet à la partie du visage qui n'avait pas été emportée lors du choc violent de sa tête contre le rail. Je n'eus pas le droit de voir la lettre manuscrite que m'avait laissé Papa, dans une enveloppe à mon nom déposée sur une banquette de son wagon. Il s'agissait d'une pièce à conviction destinée à l'enquête, mais les gendarmes l'avaient soigneusement reproduite à la machine. C'est donc de cette copie que je pris connaissance. "Je m'adresse à toi, Axel, comme à celui de mes fils le plus capable de faire durement les choses nécessaires." Suivaient diverses prescriptions matérielles et on en arrivait à la conclusion "Embrasse, mon petit-fils pour moi!" En effet, Jean-Emmanuel naquit quatre jours plus tard, l'après-midi des obsèques de son grand-père. La lettre se terminait par cette ultime injonction: "Soit raisonnable et humain!"Il y a trente-trois ans de cela, mais ces mots ne m'ont jamais quitté. Quelles sont les choses nécessaires, et au nom de quoi le sont-elles? Peut-on les faire de différentes façons, durement ou non? Est-ce la nécessité des choses que l'on fait qui rend l'action dure, ou bien la dureté de celui qui les accomplit est-elle une nécessité? Que signifie être raisonnable, quelle est la source de la raison? Comment pourrait-on ne pas être humain quand on est un homme, et comment devrait-on l'être? Suis-je raisonnable et humain?Jean Kahn était âgé de cinquante-quatre ans en 1970. J'ai maintenant largement dépassé l'âge qu'il avait alors, qui m'impressionnait pourtant, à l'époque. Les questions posées par le message de mon père ne sont pas simples à résoudre et j'apprécie par conséquent le délai supplémentaire qui m'est octroyé pour m'y essayer. J'étais médecin, en 1970, et avais même pratiqué la chirurgie, en Afrique et en France. Jusqu'en 1992, je conserverai d'ailleurs une pratique médicale qui, durant près de trente ans, me confrontera à différents aspects du corps humain souffrant et, parfois, agonisant. Dès 1972 cependant, ma décision était prise de me consacrer plutôt à une approche scientifique de la médecine et de la biologie. Mes sujets d'étude le requérant et le développement des outils l'autorisant, je devins généticien et biologiste moléculaire. Ainsi, je savais ce qu'était le pouvoir du médecin en charge de la crainte, de l'espoir, de la souffrance, parfois de la mort de ses malades. Le débat public, dont j'étais familier depuis un engagement politique remontant à mes années lycéennes, m'avait convaincu du pouvoir conféré par le savoir, le savoir-faire et le savoir-dire. L'histoire des idées, des sciences et des idéologies du xi...