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Comment se fait-il qu’Ivan Karamazov n’ait pas de visage ? Les Frères Karamazov ne propose en effet aucune description physique précise de l’un des personnages les plus célèbres de la littérature mondiale. Quant à la plupart des autres héros dostoïevskiens, ils ne bénéficient que d’un portrait sommaire. Raskolnikov, dans Crime et châtiment, est dépeint comme « remarquablement bien de sa personne, avec de splendides yeux sombres, châtain, la taille plus haute que la moyenne, mince et droit ». Mychkine est une esquisse de souffreteux mystique, Stavroguine une caricature de romantique tourmenté. Quant au protagoniste de L’Adolescent, on ne sait pas à quoi il ressemble.
Faut-il en conclure, comme le fait Nabokov, que le corps est absent de ces romans et que Dostoïevski ne nous offre que des conflits purement idéologiques ? Une lecture idéaliste de son œuvre, celle qui a prévalu dans l’histoire des interprétations, pourrait le laisser croire. Or, au contraire, le lecteur ressent presque nerveusement la vie corporelle, intense, des personnages. Le corps n’est oublié que dans son objectivité plastique, pas dans sa vie souterraine et expressive. La maladie de Raskolnikov, la faiblesse de Mychkine, l’indifférence vitale de Stavroguine, la sensualité des Karamazov, la manière de parler de chacun, sont transmis par des moyens d’écriture spécifiques. Il faut donc rouvrir le dossier Dostoïevski. Car à force d’avoir voulu trouver dans son œuvre l’exposé de grandes questions morales et théologiques, on a un peu négligé qu’il s’agit d’abord d’un romancier qui raconte des histoires, décrit des personnages en contexte et en action. Le choix, assumé et cohérent, de manifester le corps sans le représenter, exprime à la fois une originalité littéraire et une conception du corps humain ambitieuse et structurée. C’est une hypothèse philosophique sur le phénomène humain dans son ensemble que propose Dostoïevski, de manière intégralement romanesque.
Ce roman du corps doit être déroulé, tout en demeurant au plus près du texte russe, dont la traduction est ici systématiquement contrôlée et complétée au besoin. Les outils conceptuels privilégiés dans cet ouvrage sont librement empruntés à la phénoménologie. En effet, tant le parti pris descriptif que la richesse des analyses sur le corps perceptif, affectif et langagier chez Husserl ou Merleau-Ponty signalent une réelle proximité. Il ne s’agit pas d’ajouter une lecture phénoménologique de Dostoïevski à la liste des interprétations philosophiques existantes, mais de mettre en lumière un voisinage philosophique fécond, distant de quelques décennies seulement.