Prix public : 14,20 €
Ce pourrait être un roman documentaire sur les dix-huit membres d’un club de tango municipal. Ou plutôt la chronique d’une faillite annoncée puisqu’au fil des pages, le nombre des adhérents va aller s’amenuisant. Mais pour nous donner à voir les déboires en série de ce Cercle de danseurs du dimanche, l’auteur a choisi le prisme déformant d’un narrateur usant de tous les registres de la mauvaise foi. D'emblée, cet esthète vindicatif brouille les pistes. Est-il, comme il le prétend le co-fondateur du naguère prestigieux «Cours François Premier» ou bien son comptable, son intendant, son factotum, ou pire encore - comme le lecteur finit par s'en rendre compte -, un donneur de leçon velléitaire, un dandy has been, bref, un désœuvré parasite ? Il est tout cela à la fois : pièce maîtresse et rapportée ; épicentre de cette amicale de danseurs et intrus qui, de faux-pas en croche-pieds, va précipiter la catastrophe générale. C'est donc un corps étranger qui parle, improvise, disserte au gré de ses humeurs. Ou plutôt de ses sautes d'humeur. Car si les standards du tango, ses chansons sirupeuses et nostalgiques abondent ici, cette danse y existe d'abord selon les à-coups, saccades et contretemps de la conscience d'un narrateur dont l'hypertension cérébrale a contaminé tout le discours. Partagé entre aigreur mégalomaniaque et catastrophisme enjoué, vouvoiement désuet et insultes franches, l'homme-orchestre de ce roman n'est pas à une contradiction près. À tel point que sa personnalité hybride se met peu à peu à halluciner la réalité alentour. Et ses visions surréelles à proliférer. Ainsi le gymnase qui héberge les «piétineurs de tango» devient-il le lieu d'une joute footbalistique. Ainsi le professeur Brossmann, chorégraphe émérite de la troupe, se démembre-t-il à mesure, perdant un œil, puis un bras, puis l'usage de ses poumons... tout en se livrant à un trafic de médicaments. Ainsi l'octogénaire Betany Mordo, ex-star du variété-tango, se met-elle à vivre une sorte d'idylle post-mortem avec le narrateur qui livre ses propres parents en pâture à des plantes carnivores.... Pris dans ces grands écarts entre délire et réalité, le lecteur, l'air de rien, se retrouve à l'intérieur d'un cerveau fantasque qui ne cesse d'intervertir les époques, truquer les souvenirs, inventer sa propre mythologie argentine et agencer les situations à sa convenance. Dès lors, tout est possible, jusqu'à l'hypothèse ultime qui verrait dans cette débandade sur fond de bandonéon la pure et simple vue de l'esprit d'un vieillard cloué sur un lit d'hôpital, en compagnie de quelques spectres trompant la solitude de son huis clos asilaire. Loin de tomber dans le piège exotique d’une évocation du tango, Philippe Adam use d’un semblant de comédie musicale pour nous entraîner dans un univers totalement excentrique où chaque péripétie loufoque, dérisoire ou morbide colle au tempo d’une écriture vertigineuse, hallucinée, envoûtante qui déconstruit toutes les situations qu’elle vient d’échafauder, comme autant de châteaux de cartes.... truquées.