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"Moira Roth − Est-ce quelque chose que vous aimiez chez Duchamp − qu'il ne pensait pas comme cela? S'inquiétait-il pour ses amis ou pour les gens qu'il aimait? J.C. − Il ne donnait pas l'impression d'être quelqu'un d'inquiet, non. La seule fois où il m'a troublé, c'est cette fois où il m'en a tant voulu de ne pas avoir gagné une partie d'échecs. C'était une partie que j'aurais pu gagner, et puis j'ai fait un mouvement idiot et il a été vraiment furieux et vraiment en colère. Il m'a dit : 'N'avez-vous jamais envie de gagner?'. Et il m'en voulait tellement qu'il a quitté la pièce, sans sourire ni rien. Et je me suis senti − nous étions dans cette petite ville espagnole − je me suis senti comme si j'avais fait une erreur en décidant d'être avec lui puisqu'il était tellement en colère contre moi." John Cage rencontre Marcel Duchamp en 1941. Trente après, il confie les souvenirs qu'il conserve de cet homme aussi simple qu'énigmatique. Et d'abord il salue en lui la beauté de son indifférence. En 1913, Duchamp a composé un Erratum musical de manière aléatoire. Raison pour laquelle John Cage le hisse en précurseur de ses propres recherches. Il rapporte aussi quelques anecdotes, et notamment la rare fois où Duchamp a perdu son sang-froid, lui d'ordinaire si magnanime : une mémorable partie d'échecs, que Cage aurait dû gagner mais qu'il a perdue, mettant Duchamp dans une colère noire. Le compositeur rend aussi compte avec sa simplicité coutumière des grandes problématiques soulevées par Marcel Duchamp, et notamment le rapport entre l'œuvre et le spectateur, préoccupation partagée entre les deux hommes. Les deux œuvres s'offrent d’ailleurs l'une l’autre dans un miroir inversé : Cage explique avec une grande clarté avoir voulu développer la dimension physique de l'écoute quand Duchamp voulait réduire cette dimension dans la peinture. Pédagogique, drôle, émouvant, un témoignage inédit en français sur celui qui "prenait le fait de s’amuser très au sérieux". Traduit de l'anglais par Jérôme Orsoni