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Cet essai n’est pas une énième contribution à la réflexion sur l’art et la folie. Du moins telle qu’on a l’habitude de l’exposer. L’auteur part de la question de l’œuvre folle. De ce que signifie le jugement de folie porté sur une œuvre, et cela en dehors de toute mise en cause de la santé mentale de son auteur, puisque la question persiste quand celui-ci est réputé apparemment indemne de toute pathologie psychique. De quelle nature est donc cette folie que la société identifie dans des œuvres qui, finalement, l’affolent ? On lisait, dans les années 1910, sur les murs de Montmartre : « Matisse rend fou », ce qui était une façon brutale de reconnaître qu’une manière singulière, bizarre est capable d’inventer un public. Et c’est précisément cela que « la société ne peut pas accepter », pour reprendre un jugement du docteur Ferdière sur l’étrangeté de la pratique poétique d’Antonin Artaud. Pour réfléchir à cette question, cet essai travaille à partir de la notion de manière, qui a été un grand concept de l’humanisme occidental, un concept clé dans les domaines de l’art, de la littérature, du langage, de la philosophie, de la morale, de la politique, avant de se spécialiser, aux XIXe et XXe siècles, dans les domaines de l’esthétique (la manière des peintres) de la psychologie (le maniérisme névrotique) et de l’ethnologie (les manières de table). L’histoire de la manière révèle une archive singulière, paradoxalement ignorée alors que des domaines entiers de savoir se sont constitués à partir de cette singularité. On peut ainsi définir trois grandes directions de recherche liées chacune à trois sources étymologiques différentes. A côté de manus, la main, étymologie actuellement dominante mais qui ne s’est imposée qu’à la fin du XIXe siècle, deux autres sources prévalaient précédemment. Au XVIIe siècle, c’est l’étymon maneries, genre (un tel est une manière de poète), issu de la scolastique médiévale, qui s’impose, cependant qu’on évoque dans le même temps la source de mania, folie (chez Furetière, par exemple). Est donc examinée ici, la piste de la manière considérée comme mania, comme folie, la plus surprenante en apparence, mais dont toute une archive ancienne et contemporaine montre qu’elle a été, et qu’elle continue d’être, un vecteur de pensée de l’idée d’humain (aussi bien chez les spécialistes de littérature que chez les psychiatres). La manière manifeste conceptuellement que ce qui s’engage dans la question de l’art est toujours, fondamentalement, une anthropologie. Pour prendre un exemple relativement récent, on peut citer la notion de dégénérescence, qui a traversé tout le XIXe siècle et s’est constituée en concept de réaction face à l’émergence de l’art moderne. L’autorité critique de ce concept, on le sait, aboutira à l’exposition nazie de l’art dégénéré à Munich, en 1937, où des œuvres contemporaines furent exposées en même temps que des productions psychotiques, pour induire de cette juxtaposition une parenté qualitative. La littérature et l’art constituent le lieu privilégié où sont mises en question les catégories qu’une société se donne, au titre de la culture, pour construire son identité. Quelle œuvre est folle ? Quelle œuvre ne l’est pas ? Les proses de Rimbaud ou de Michaux ont souvent été comparées aux délires paranoïaques, les mêmes traits d’écriture (la brièveté) pouvant être imputés au génie de l’écrivain (l’ellipse) ou à la morbidité du fou (la lacune). De ce point de vue, il n’est pas indifférent que le maniérisme soit une catégorie de l’histoire de l’art et une catégorie de la psychiatrie, la manière balançant entre l’excès de valeur (le je-ne-sais-quoi) et le déficit (le n’importe-quoi). L’efficience critique de la manière réside dans cette capacité d’être un concept de l’homme du commun en même temps qu’un concept de l’homme artistique. La manière, dont la folie réside essentiellement dans l’affolement qu’elle suscite, se révèle ainsi porteuse d’une interaction où les propos sur l’art et la littérature apparaissent comme des propos sur l’utopie de l’homme, l’extraordinaire artistique étant perçu, alors, comme l’annonce d’un ordinaire à venir.