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En 1976 et en 2018, soit à quarante années de distance et presque aux deux extrémités de ce recueil d’écrits sur l’art, Marcel Cohen énonce presque mot pour mot le même principe : « Tenter d’expliquer une œuvre, c’est la désamorcer. […] Et il n’y a aucun moyen non plus d’éviter cette réduction. On peut seulement tenter de retarder ce moment le plus longtemps possible. Et c’est en retardant ce moment que nous nous ouvrons à l’œuvre. » Faut-il parler de coïncidence ? De constance, plutôt : celle d’un écrivain fidèle à des rencontres dont il a fait des partis-pris sans sacrifier son exigence de retenue face aux œuvres qu’il accompagne. En effet, à considérer ces quelque quarante analyses issues de catalogues épars, force est de parler de compagnonnages, que ceux-ci soient immédiats ou bien lointains. Antonio Saura, plus que tout autre, mais aussi Arnulf Rainer, Colette Brunschwig, Bram van Velde, Kezuo Shiraga… : l’auteur démontre dans l’ensemble une affinité instinctive avec les figures d’artistes auxquels l’épreuve de l’histoire ou des écueils personnels ont imposé, aux dépens de toute somptuosité esthétique, une pratique « éthique », mesurée, appauvrie, voire empêchée de leur art, ainsi qu’un sentiment très clair de leurs limites : « Il serait bien étrange que, face aux situations extrêmes, des créateurs ne sentent pas toute l’inanité de leur art. » Ce sont donc au moins autant les hommes que les œuvres qui importent à Marcel Cohen, et ses analyses sont presque toujours des esquisses de portraits à valeur quasi exemplaire : « Un tableau n’est qu’un amas de matières colorées si l’homme qui tient le pinceau n’est pas tout à nos yeux ». Fidèle, Marcel Cohen l’est aussi en littérature. Suivant toujours l’analyse de Malraux qui entrevoyait dans le Goya des Désastres de la guerre, renonçant à toute débauche de son savoir-faire pour « désaveugler » les hommes, le premier des peintres modernes ; s’en tenant sans désemparer aux paroles d’Hermann Broch contre l’art « tape-à-l’œil » ; répétant de texte en texte tel propos précis de Beckett, Blanchot, Jabès, Kafka…, l’auteur se montre comme le grand lecteur qu’il est, grand en cela qu’il sait reconnaître avec humilité dans les phrases d’autrui l’expression de sa propre pensée et n’hésite pas à lui laisser toute la place, avec une note sensible de gratitude. Souvenons-nous que c’était déjà sa méthode dans l’Autoportrait en lecteur. Procédant du reste par paragraphes tendant au fragment, son écriture s’assimile à cette noble pauvreté qu’il décèle chez les artistes qu’il admire, à cette « élégance mathématique » dans laquelle il perçoit un idéal artistique. Il offre ainsi, en acte, un véritable modèle d’écriture sur l’art.