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Né Gabriel Randon en 1867, Jehan-Rictus fut un enfant abandonné par son père, maltraité par sa mère, seul au monde dans le Paris des dernières décennies du XIXe siècle. Il a connu les petits-métiers, la faim, la dèche et l’errance, jusqu’au jour où José-Maria de Heredia le fait entrer dans l’administration. Devenu l’ami d’Albert Samain, de Léon Bloy, de Saint-Pol-Roux, d’Edouard Champion, de Laurent Tailhade, de Remy de Gourmont et d’artistes de la bohème, il se fait le chantre de l’argot parisien, sous le nom de Jehan-Rictus : en 1897, il publie à compte d’auteur Les Soliloques du Pauvre, illustrés par Steinlein. Le succès de ce recueil permet à ce « poète de la misère moderne » de mener une nouvelle vie, axée autour de la « langue des faubourgs », qu’il lit en public au Chat Noir et dans d’autres cabarets de Montmartre. C’est le 21 septembre 1898, jour de ses 31 ans, qu’il commence son Journal (il le tiendra jusqu’à sa mort, le 6 novembre 1933), dans lequel il s’est juré « de tout confesser, ingénument comme un faune ou satyre ou un cynocéphale qui aurait le don humain d’écrire et de parler ». L’Affaire Dreyfus – « l’interminable, l’emmerdante affaire » – étendue aux intellectuels depuis le retentissant « J’accuse » de Zola, dans L’Aurore du 13 janvier 1898, fait toujours la une. Jehan-Rictus a d’ailleurs été un des premiers signataires de la demande de révision, publiée le lendemain. Lecteur forcené de journaux, il a cependant du mal à se faire une opinion sur le capitaine Dreyfus : « Si cet homme est innocent, je crois que jamais au monde depuis qu’il y a mémoire humaine, on aura vu quelque chose d’aussi formidable comme malheur, comme infamies autour de lui. ». Anarchiste avant tout, il concède qu’au-delà de cette « querelle de bourgeois », il aimerait mieux « qu’il fût innocent parce qu’alors ça flanquerait un coup terrible au prestige de l’Armée et des gens capables d’avoir commis une pareille gaffe devraient être guillotinés – et on n’aura plus du tout confiance dans une semblable justice ». Il évoque aussi les embarras de la capitale à la veille de l’Exposition universelle et de l’ouverture de la première ligne du Métropolitain : « Paris en ce moment est plein de terrassements, de barrages, de tas de matériaux, de sable, d’outils, de moellons, de fondrières et de tranchées. Partout des barrages, des barricades. » Mais le sujet inépuisable de ce Journal quotidien, c’est bien le personnage sensuel et « toujours en proie à l’angoisse d’aimer », que s’est construit Gabriel Randon à travers Jehan-Rictus : « Je ne tiens à rien, j’ai le mépris de la vie et si je regarde bien au fond de moi, tout au fond de mon cœur, j’y vois l’orgueil largement blessé, l’enfance étiolée, l’adolescence médiocre, le bonheur impossible puisque je suis pauvre, la pureté et la douceur premières violentées par l’injustice, le mensonge et les dols, l’amour de la gloire perpétuellement éclaboussé de boue, de médiocrité, et brochant sur le tout une ivresse extraordinaire de la souffrance, un désenchantement complet, une mélancolie irréductible, une amertume universelle et enfin l’appétit de la douleur et de la mort. »