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Je vois… je vois que la couleur de la mer pénètre les terres… Je vois les mouettes qui scrutent l’horizon… immobiles… figées dans le cri du vent. Un vent d’ouest insoutenable. De l’autre côté des dunes, la ville se perd dans un murmure. Je vois qu’au loin un homme marche… Parfois, il se tourne vers la mer, il regarde… je ne sais pas ce qu’il voit. Il reste ainsi debout face à la mer sans geste aucun, puis il reprend sa marche. Ses pieds nus s’inscrivent dans le sable mouillé puis s’effacent, emportés par l’incessante vague, toujours la même, identique au temps qui coule… Je le vois plus distinctement maintenant. C’est un homme grand et maigre, le bas de son pantalon roulé sur le haut de ses mollets. Il porte un pull-over trop grand pour lui. Je ne peux pas voir ses mains, elles sont enfouies dans les poches de son pantalon qui flotte au vent. Je vois cet homme qui marche sans but apparent. Je vois sa marche comme je vois le temps qui se fige dans l’espace… Je le vois de là où je suis, de ce lieu anonyme connu de tous. Cela fait plusieurs jours qu’il marche ainsi le long de la plage vide, semblant attendre l’improbable. Généralement il vient de la digue, longe la plage puis la traverse pour se perdre dans la ville. C’est à ce moment précis que je ne le vois plus, que je l’imagine… Je l’imagine marchant de la même façon à travers les rues désertes, ignorant de ce qui l’entoure, dépossédé de lui comme on est dépossédé du temps… de la réalité subjective du temps. Je le vois s’asseoir à une terrasse de café dans le froid de l’hiver, commander un alcool fort, le boire à petites gorgées. Je le vois regarder la mer… toujours.
Je vois la mer… C’est une mer sombre, profonde comme un gouffre. C’est une mer qui monte, qui ronge l’espace fait aux hommes… à tous les hommes. C’est une mer qui ne ressemble à aucune autre. J’entends le fracas de sa course, c’est insupportable… C’est l’éclat permanent de sa seule raison d’être. C’est une course sans fin. Rien n’est plus obsédant que cette résonance. C’est un souffle inflexible… un cri lancinant porté au-delà de l’immobilité des terres. Écouter ce cri c’est entendre la vie. La vie de cet homme seul face à la mer. C’est un isolement incertain encore. Un vide impalpable. C’est comme le début d’un abandon… Cela me ramène à l’écrit, au livre qui doit s’écrire. À cette histoire d’un autre temps, d’un autre lieu. Cette histoire qui hante ma mémoire. L’histoire d’un passé inscrit dans le reflet de la mer. Je ne la vois pas encore précisément… je la devine.
C’est une histoire d’amour… l’amour de cet homme qui se perd dans les vagues mortes, dans le ciel bas d’une journée d’hiver.
Écrire sur ça serait comme écrire sur la douleur de l’amour… Écrire sur l’amour c’est écrire sur la vie, la raison de la vie, son évidence aussi. Je ne sais pas si je peux écrire sur ça, sur cet intime qui habite la mémoire de ce corps. Le corps oublié de cet homme.