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La notion d'épistémè, telle qu'elle a été développée par Michel Foucault, tout d'abord dans Les mots et les choses (1966), puis dans L'archéologie du savoir (1969), vise, entre autres, à rendre compte des modalités de production des connaissances à une époque donnée, ainsi qu'à éclairer, un peu, un fait plutôt commun: qu'est-ce qui fait, décidément, que certaines connaissances réussissent par faire partie d'un espace commun? Dans son projet, Foucault met l'accent sur la puissance créative du discours, notamment, sa capacité de faire science, i.e., de créer un monde, et même des mondes, qui peuvent se partager et se transmettre. L'univers d'un tel discours se rapproche de (peut-être même, s'identifie, déjà, à) l'univers d'un réel épistémique, qui indexe l'expérience commune, des systèmes symboliques et des fragments d'un imaginaire de référence, en instaurant un régime de signifiances valides. L'épistémè foucaldienne se rapporte, donc, à la fois aux processus de légitimation qu'aux modes d'affirmation d'un pouvoir en tant que savoir. Le long de ses pages, Foucault décrit trois épistémès, dans un ordre successif: celle de la Renaissance, celle de l'époque classique et, enfin, celle de l'époque moderne. Ces épistémès sont-elles les seules possibles? Et plus avant, vivons-nous toujours dans les institutions de la troisième et plus récente épistémè, dans la proposition du philosophe? La question n'est pas que rhétorique. Elle vise à ouvrir vers un champ d'investigations sans doute prometteuses. On remarquera, effectivement, qu'une autre épistémè, cette épistémè encore irrévélée et furtive, mais omniprésente et opérante, qui semble émerger des formes de communication et de discours d'aujourd'hui, une épistémè qui se cherche des chemins pour son idée de ce qui est (ou doit doit être) considéré comme valide, au sein même des processus en œuvre dans la transition numérique, n'a pas été comptabilisée dans l'inventaire de Foucault. Et pour cause: Foucault écrit à un moment encore précoce pour envisager les transformations du numérique (même quand il décède, en 1984, l'ordinateur n'apparaît que fort timidement sur les bureaux des particuliers, l'internet est encore à un stade embryonnaire et le web n'existe pas). Il est cependant trivial de constater que nos cultures attestent désormais des pratiques inusitées, fondées sur des usages des technologies numériques, à la fois irréfrénables et massifs, qui brutalisent les principes de la plus récente de ces trois épistémès; et ceci, à des rythmes violents. L'affinement voire la réélaboration du concept d'épistémè, semble ainsi s'imposer, dans la mesure où tout discours est forcément dépendant de pratiques. Peut-être devrions-nous, d'ores et déjà, réserver une place pour une forme d'épistémè inédite, qui conclurait la liste de Foucault, et qui serait plus étroitement liée aux manières de penser et d'agir de l'ère numérique; ce serait une épistémè à même de rénover nos conceptions sur les rapports de détermination mutuelle entre savoir(s) et pouvoir(s), à une époque où la raison n'apparaît plus comme une référence sûre et totale, où nos affinités à la temporalité se rétrécissent autour de présents amplifiés, où l'épaisseur de l'humain se reconquiert au travers de sociabilités réinventées, où la représentation du réel semble une affaire désuète sinon close, où la diffusion des connaissances est supplantée par l'abondance de l'information, où nous devons faire face à des modes de régulation inexpérimentés de nos identités... À une époque où nous avons achevé notre deuil de l'harmonie, de la loi et de la structure, et avons accepté l'irréparable faille dans nos existences et nos contextes, dorénavant complexes et truffés d'inattendus. Dès leur apparition, les technologies numériques ont sans ambiguïté démontré leur ambition de prendre une part importante dans les valeurs élevées et les facteurs marquants de l'évolution de l'idée de l'humain, souvent même à travers des logiques et des mécanismes de marché élémentaires. En touchant d'emblée à nos pratiques, elles ont sévèrement modifié les univers de nos attentes; elles affectent, aujourd'hui, même nos champs cognitifs. Les catégories de notre pensée s'alignent forcément sur celles de notre technè (au moins 23% des produits manufacturés aujourd'hui contiennent du logiciel; les objets deviennent de plus en plus communicants...). La production, la circulation, l'acquisition, la transformation, la modification, la consommation, la valorisation et même le recyclage de l'information, sont métabolisés par une économie aux supports de moins en moins palpables, dématérialisée et déterritorialisée, qui grandit et se raffermit sur de plus en plus de connaissances. Justement, par le biais d'un ensemble de moyens nouveaux pour faire de la connaissance valide ? une connaissance assimilée à des systèmes d'informations organisées et de plus en plus importants ?, réalité épistémique, réalité technique et réalité économique s'assimilent, graduellement, dans une unique réalité. Probablement, ces moyens peuvent-ils être compris comme la mutation numérique de discours qui témoignent d'épistémès déjà connues. Cependant, définitivement inscrite dans une culture numérique en perpétuel auto-dépassement, notre épistémè recherchée semble avoir une qualité propre: elle semble suivre l'impératif de réapprovisionnement et de régénération de sa culture de référence, faisant ainsi place à une autorité curieuse, celle du versatile et du périssable: à peine forgés, ses paradigmes exigent renouvellement, avant même de distiller quelque norme et de produire des effets d'un ordre, d'une mesure, d'un canon. Le fugace devient un trait constitutif dans les définitions du valide. Au cœur de ces restructurations, sans précédent épistémique, la nature et la fonction du document, devenu principalement numérique, se transforme radicalement, en imposant des stratégies de lecture et d'interprétation sans cesse originales, qui convoquent d'autres documents numériques sous des rapports d'intertextualité reconstitués à volonté; ce faisant, le document numérique augure de nouvelles façons pour faire sens, et fraie, conséquemment, des voies inexpérimentées auparavant, et souvent audacieuses, à la transmission des savoirs et des cultures. Sur les ruines du document-support de la troisième épistémè foucaldienne, le document numérique vient aujourd'hui soutenir un panculturalisme égalitaire, qui semble s'imposer comme horizon et comme destin. Les deux dernières éditions du Colloque International sur le Document Électronique (CiDE) ont abordé les relations que le document pourrait entretenir avec l'ère post-numérique (CiDE.18: Documents et dispositifs à l'ère post-numérique, CiDE.17: Le livre post-numérique). C'est justement cette interrogation, concernant l'avènement d'une nouvelle épistémè, étroitement liée à l'essor du document numérique et des discours de mise en science qu'il supporte, que nous avons souhaité soumettre à discussion, à l'occasion de la 19ème édition du CiDE, qui s'est déroulée en Grèce, à Athènes, patrie originelle de toute épistémè vraisemblablement. Il a, donc, paru pertinent de réinterroger le concept d'épistémè, mais désormais dans une culture numérique, ainsi que tout ce que cette dernière mobilise en matière de supports, d'artefacts, de systèmes, de dispositifs et d'usages pour légitimer lectures, interprétations et compréhensions partagées, et servir les nouvelles appétences d'accession à la culture et à la connaissance. Plusieurs axes de réflexion se sont ainsi ouverts. Ils se sont, globalement, structurés autour de trois questions principales: 1. Le numérique modifie, certes, les modalités de production et de diffusion des connaissances; mais comment? 2. À l'heure des objets connectés, de l'ultra-mobilité, de l'interopérabilité des données et des thématiques recouvertes par les concepts de Calcul de Hautes Performances, des Big Data, des Smart Data, etc., quel est le statut épistémologique du document? En quoi modifierait-il le « faire science », voire la « mise en science »? 3. Dans la structuration toujours en cours du champ des humanités numériques, le document joue-t-il...